LE PRINCIPE DE LA LEGALITE DE

L’IMPÔT EN DROIT TUNISIEN

 

THESE

Pour le Doctorat d’Etat en Droit Public

Présentée et soutenue publiquement

le 29 septembre 2005 par

Slim BEBSBES

 

 

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Il est certain que le principe de la légalité, en général, et celui de la légalité de l’impôt, en particulier, sont des principes qui relèvent d’une culture juridique bien déterminée, née et développée dans le contexte propre à la civilisation occidentale. Mais, il n’est pas moins certain, également, que le droit tunisien se réfère, à son tour, assez souvent à ces mêmes principes. Leurs pénétrations en Tunisie relèvent-elles d’un simple mimétisme juridique et institutionnel[1] ou bien trouvent-ils dans notre histoire un fondement politique et idéologique ?  

Afin de répondre à cette question cruciale, nous devrons, préalablement, scruter le contenu de ces principes.

Que signifie donc « le principe de légalité » ? Il est bien connu que les principes les plus utilisés et les plus courants, deviennent les plus difficiles à saisir dès qu’on recherche à les mettre en œuvre concrètement.

            Néanmoins  le principe de légalité n’est pas n ‘importe quel principe. C’est celui qui constitue l’essence même du droit public[2]. Il s’agit donc d’un principe fondamental du droit public.

La définition de l’expression « principe de légalité, est sans nul doute, tributaire des deux termes qui la composent : « principe » et « légalité ».

Tout d’abord, l’expression de légalité revêt, aussi bien dans le langage courant que dans la terminologie juridique, une double signification. Elle exprime à la fois un objet et renvoie à un rapport entre deux termes.

En tant qu’objet, la légalité peut désigner deux choses différentes. Dans un sens large, elle désigne ce qui est respectueux du droit, ce qui est conforme à une norme juridique. Dans un sens strict, elle signifie ce qui relève de la loi, de la compétence du législateur.

En tant que rapport, la légalité postule une certaine relation entre deux termes ou objets ; le premier est constitué par les actes de l’Administration, c’est-à-dire des organes ou agents administratifs. Le second est le déterminateur ou le terme de référence. C’est lui qui détermine ce que les actes administratifs doivent être ou au moins peuvent être pour être légaux ; c’est à lui qu’on les confrontera pour les apprécier juridiquement afin de tirer de cette appréciation des conséquences, d’ailleurs pour des questions diverses suivant le cas.

 Ensuite, il y a lieu de clarifier le terme  « principe » et plus particulièrement « principe juridique » puisque le principe de la légalité en est un. Selon le dictionnaire de la langue française[3], cette expression qui vient du latin « principium » renvoie à l’idée d’origine, du commencement, puisque composée de « primus » (premier) et de « capere » (prendre). Etymologiquement ce terme signifie donc : « ce qui sert de base à quelque chose ». Dans le langage courant, il est susceptible de revêtir plusieurs significations, selon le domaine dans lequel il est utilisé : point de départ, source ou origine productrice d’une série de phénomènes, élément composant, idée de concept qui est à l’origine de raisonner, les rudiments et bases d’une science, d’un art, règles d’action, etc…

Plus précisément dans le domaine juridique, un principe du droit veut dire « règles, normes ou constructions qui servent de base au droit, comme source de sa création, application et interprétation »[4]. En réalité, le terme « principe du droit » est polysémique dans le vocabulaire juridique, tant dans la langue dans laquelle les règles du droit positif sont formulées, que dans la langue des sciences juridiques, et en particulier dans la théorie du droit et la dogmatique juridique. Mais afin d’encadrer ces différentes significations possibles, la doctrine a dressé une typologie descriptive qui énumère quatre type de principes du droit[5] :

1-     Principe positif du droit : c’est la norme explicitement formulée dans le texte du droit positif, à savoir soit une disposition légale, soit une norme construite à partir des éléments contenus dans ces dispositions. On qualifie ainsi de principes les dispositions ou normes établies par le législateur, qui en raison de leur importance particulière[6], jouent un rôle décisif dans l’institution juridique, dans l’acte normatif, dans une branche du système du droit, ou dans le système tout entier.

2-     Principe implicite du droit : c’est une règle traitée comme prémisse (le raisonnement réductif)  ou  conséquence  (le raisonnement déductif)  des  dispositions  légales  ou  des

normes du droit positif. En utilisant la notion de principe implicite du droit, on admet que le raisonnement dont on parle garantit la validité des principes qui appartiennent au système de droit.

3-     Principe extrasystémique du droit : c’est une règle qui, par définition, n’appartient pas au système de droit. Elles est traitée comme principe, mais qui n’est ni principe positif du droit, ni principe implicite du droit. En ce sens, le système de droit peut se référer aux principes extrasystémiques comme source des règles de la décision de l’application du droit (par exemple,  quand les normes du droit positif font défaut) ou en tant que directives dans l’interprétation juridique.

4-     Principe-construction du droit : C’est la construction du législateur rationnel ou parfait, présupposée dans l’élaboration dogmatique du droit ou dans l’application et l’interprétation juridique. La rationalité du législateur est le modèle pour la création du droit, mais on le présuppose aussi dans les raisonnements de systématisation du droit, et l’interprétation dogmatique ou opérative dans l’application du droit. On traite cette rationalité du législateur comme « principe » justifiant les raisonnements, et quoi qu’elle ne soit pas une règle, elle exerce une profonde influence normative. 

Les trois premiers principes sont des règles ; mais la différence entre eux réside dans leur caractère. En 1), la règle est formulée dans le texte ; en 2) elle est reconstruite à partir d’un texte, par raisonnement ; en 3) c’est une règle extrasystémique qui joue le rôle de principe. Le dernier principe, 4), n’est pas une règle, mais des présuppositions traitées comme instrument dans l’élaboration du droit.

Bien entendu si l’on cherche à classer le principe de la légalité dans cette typologie, il occupera, sans nul doute, à la fois, la première et la seconde classe. Il s’agit, tout d’abord, d’un principe positif du droit puisqu’il est largement consacré soit par des dispositions légales, soit par une norme construite à partir des éléments contenus dans ces dispositions. Il peut s’agir en même temps d’un principe implicite du droit qui conditionne la cohérence du système juridique. Il constitue à ce titre, la règle qui sert de base au droit en général, et au droit public en particulier, comme source de sa création, application et interprétation.

Historiquement, le principe de la légalité est intimement lié au phénomène de l’avènement de l’Etat démocratique moderne sous l’effet de l’impulsion de la doctrine libérale. Il fait partie intégrante du processus de civilisation et de celui qui a conduit l’instauration d’un contrôle démocratique du pouvoir politique. Au XIXe siècle la légalité a été forgée à la suite du triomphe du positivisme juridique. Elle a été la réaction à la découverte du fait que le législateur pouvait créer des réalités sociales nouvelles par un fiat législatif[7].

Selon J. CHEVALIER, le principe de légalité constitue « une pièce maîtresse de l’architecture juridique et politique dans les pays se réclamant du libéralisme ». D’après cet auteur, ce principe signifie « d’abord, que le droit se présente sous la forme d’un ordre structuré et hiérarchisé, comportant des niveaux superposés et subordonnés les uns aux autres ; les normes juridiques inférieures ne sont valides qu’à condition de satisfaire, par leurs conditions d’émission et dans leur contenu, aux déterminations inscrites dans d’autres normes, de niveau supérieur ; et des mécanismes de régulation spécialisés sont prévus pour vérifier cette conformité et retirer au besoin les normes indûment posées ». Sur ce plan, le principe de légalité joue le rôle d’une « véritable police interne de l’ordre juridique et règle ainsi les conditions de production des normes et définit les termes de leur articulation.

Le même auteur ajoute que le principe de légalité implique aussi, et plus généralement, l’assujettissement de la puissance d’Etat : l’activité des divers organes de l’Etat va se trouver encadrée et réglée par le droit ; ayant besoin d’un titre juridique pour agir, ils sont soumis à un ensemble de règles, qui s’imposent à eux de façon contraignante et constituent tout à la fois le fondement, le cadre et les limites de leur action » [8]. A ce niveau, le principe de légalité constitue le garant d’un ordre institutionnel libéral et démocratique et il canalise ainsi l’exercice de la puissance de l’Etat et assure la limitation du pouvoir des gouvernants.                                                          

Toutefois, cette évolution clairement perceptible dans les pays occidentaux, ne s’est pas produite dans le monde arabo-musulman en général, et en Tunisie plus particulièrement.

Le débat fiscal n’a pas connu au sein de cette aire de civilisation cette mutation fondamentale qu’il a connue dans de nombreux pays occidentaux et qui a été à l’origine du passage de la conception autoritaire à la conception consensuelle de la fiscalité.

En effet, comme il a été souligné par certains auteurs, dans l’histoire arabo-musulmane, le facteur religieux est primordial[9].  De ce fait, dans ce monde « c’était en termes religieux que l’on a voulu poser et régler le problème fiscal. Le facteur religieux a été utilisé par les uns comme un alibi pour leurs abus et leurs injustices, et par les autres comme un instrument d’agitation politique en vue de la conquête du pouvoir. Dans les deux cas, la relation entre la « société politique » et la « société civile » a été une relation de méfiance, de tensions et de conflits. Elle a rarement pu se dégager de cette ornière »[10].

« Dans le monde musulman, l’impôt a continué d’être perçu, du point de vue du pouvoir politique, comme une relation de commandement, de répression et d’expéditions punitives contre des populations « taillables et corvéables à merci », et du point de vue des « contribuables », comme une injustice et comme une « malédiction » que l’on se résigne à subir en attendant la première occasion pour la combattre… »[11]


 

[1] Sur le phénomène de mimétisme dans le domaine fiscal, confronter : SEKA Paul, Le mimétisme fiscal des Etats d’Afrique, Thèse, Paris II 1993. Cet auteur a défini le mimétisme comme la préférence préférentielle et permanente aux systèmes politiques, juridiques, administratifs, économiques et financiers extérieurs, considérés comme des modèles objectivement parfaits. 

[2] Pierre MOOR, Introduction à la théorie de la légalité, in Figures de légalité, Publisud, p. 11. 

[3] Cf. Dictionnaire de la langue française, II, par Jean GIRODET, BORDAS 1988, p. 2496.

[4] Cf. Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, sous la direction de André-Jean ARNAUD, LGDJ, deuxième édition 1993, p. 474 et s. 

[5] Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, précité, p. 775.

[6] Cette importance est déterminée par la situation hiérarchique, ou par la fonction assignée par le législateur, ou le sujet appliquant ou interprétant le droit.

[7] LUHMANN, Ausdifferenzierung des Rechts, FRUNKFURT, cité par Helmut WILLKE, Le coût du principe de la légalité, in Figures de légalité, p. 127.  

[8] Jacques CHEVALIER, La dimension symbolique du principe de légalité, in Figures de légalité, p. 55.

[9] Cf. H. AYADI, droit fiscal, CERP 1989, p. 13 et s. ;  Sadok BELAÏD, Système fiscal et système politique : quelques enseignements à partir de l’histoire arabo-musulmane, in Mélanges en l’honneur de H. AYADI, CPU 2000, p. 29 et s.

[10] S. BELAÏD, article précité, p. 86.

[11] S. BELAÏD, article précité, p. 86.

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